IV
L’« AJAX »

Allday et Ozzard portaient un petit coffre qui contenait les effets et quelques affaires personnelles de Bolitho. Ils allèrent le déposer dans la chambre arrière du Styx.

Le capitaine de vaisseau John Neale guettait les réactions de son amiral, occupé à inspecter les lieux. Il fit enfin :

— J’espère que vous serez bien installé, amiral.

Neale n’avait guère changé ; il était simplement devenu, en plus grand, la copie de l’aspirant grassouillet dont Herrick venait de dresser le portrait. Il assumait fort bien et son grade et son commandement, et l’on voyait qu’il avait mis à profit l’expérience accumulée.

— Voilà qui nous rappelle de vieux souvenirs, commandant, lui répondit Bolitho. Des bons et des mauvais.

Il vit que Neale dansait d’un pied sur l’autre, visiblement pressé d’en finir.

— Continuez comme devant, commandant, reprenez votre route et avancez aussi vite que vous pourrez. Le pilote du Benbow m’a assuré que nous aurions bientôt du brouillard.

Neale grimaça :

— Cela risque d’être dangereux dans les détroits, amiral. Mais, si ce vieux Grubb annonce du brouillard, c’est que nous aurons du brouillard !

Il quitta la chambre après avoir adressé un signe de tête à Allday qui murmura seulement :

— Pas été gâté, çui-ci, amiral. J’l’ai toujours aimé.

Bolitho essaya de réprimer un sourire.

— Gâté ? Mais, Allday, il s’agit d’un officier du roi, pas d’un morceau de porc salé !

Puis ils entendirent Neale qui, remonté sur la dunette, criait ses ordres d’une voix vigoureuse :

— Remettez en route, monsieur Pickthorn ! Du monde aux bras et vivement, je vous prie ! Et je veux que les perroquets soient établis lorsque nous lèverons l’ancre !

Des bruits de pieds martelaient le pont, Bolitho sentit sa chambre s’incliner tandis que le Styx réagissait à la traction de la toile. Il alla s’asseoir sur le banc de la cloison et examina soigneusement la chambre. De toute sa carrière, il avait commandé trois frégates. La dernière en date, une frégate de trente-six du nom de La Tempête, était descendue dans les mers du Sud. C’est là-bas qu’il avait entendu parler pour la première fois de la révolution sanglante qui avait éclaté en France. La guerre avait commencé peu après et n’avait plus cessé depuis.

Il se demandait si Pascœ n’était pas en train d’explorer lui aussi le bord, rêvant plus ou moins à la promesse que lui avait faite son oncle d’aider à son transfert le plus rapidement possible. Certes, le voir partir si tôt lui ferait peine, mais Bolitho savait fort bien que toute autre façon d’agir n’eût été que pur égoïsme de sa part.

— Nous passons derrière le Benbow, amiral, murmura Allday – et, souriant : Il semble diablement gros, vu d’ici !

Bolitho le regardait s’éloigner par le travers de la frégate. Il était énorme, tout noir, les embruns et l’air humide faisaient luire sa coque. Les vergues hautes et les voiles sommairement carguées étaient noyées dans la bruine, la prédiction de Grubb commençait de se vérifier. Voilà qui donnerait à Herrick un nouveau motif de se faire du souci.

Browne arriva pour lui rendre compte que le Styx avait largement paré le mouillage et que Pascœ avait pris les dispositions nécessaires pour faire héberger les marins en surnombre un peu partout à bord.

Il ajouta, presque comme pour préciser une arrière-pensée :

— Le commandant est d’avis que nous allons bien marcher jusqu’à la pointe, mais que le brouillard nous tombera dessus juste après.

— Dans ce cas, fit Bolitho, nous jetterons l’ancre. Le brouillard n’est peut-être pas fameux pour nous, mais il empêchera également les autres de bouger.

A cette saison de l’année, le brouillard était aussi fréquent que les tempêtes de glace. Les deux situations présentaient autant de danger l’une que l’autre et étaient également redoutées des marins.

Pourtant, lorsque le Styx eut terminé d’arrondir la pointe du Skaw avant de changer d’amure pour longer la côte danoise, Neale le fit prévenir que le brouillard n’était plus qu’une brume de mer un peu épaisse. La zone la plus dense touchait la terre et, selon toute probabilité, se trouvait prise au piège dans le mouillage qu’ils venaient de quitter.

Herrick était de taille à s’en sortir. Si on lui faisait un compliment des plus sincères, il pouvait rester sans voix. En présence d’une dame, sa langue demeurait obstinément immobile. Mais qu’arrivent la tempête, le brouillard, le fracas et les horreurs de la bataille, il était comme un roc.

Ils croisèrent quelques rares bâtiments, de faible tonnage, caboteurs ou pêcheurs qui ne prêtaient guère attention à la frégate élancée taillant sa route vers le sud, en direction du détroit qui sépare la Suède du Danemark, à l’entrée de la Baltique. Piège ou abri salvateur, tout dépendait de vos intentions.

Dès qu’il fit nuit, Neale demanda l’autorisation de mouiller. Le Styx se balançait doucement sur son câble, des langues de brume s’effilochaient entre les espars et le gréement pour lui donner l’allure d’un vaisseau fantôme, Bolitho alla se promener sur la dunette pour observer les étoiles et les quelques lueurs disparates qui signalaient la présence de la terre.

Le Styx ne portait qu’un fanal de mouillage, les hommes de quart, répartis entre le gaillard et les passavants, étaient armés. Mr. Pickthorn, officier en second, avait même fait gréer les filets d’abordage.

« Juste au cas où », comme avait dit Neale.

Pascœ émergea de la nuit et attendit un peu de voir si l’heure était propice à la conversation. Bolitho lui fit signe d’approcher.

— Venez donc faire quelques pas avec moi. Si l’on reste immobile trop longtemps, il y a de quoi se geler les os !

Ils commencèrent à descendre et à remonter la dunette, croisant les hommes de quart ou quelques officiers qui essayaient de prendre un peu d’exercice dans l’air glacé.

— Nos hommes sont installés, amiral – il lui jeta un rapide coup d’œil. J’ai avec moi M. l’aspirant Penels pour s’occuper des signaux. Il est un peu trop jeune à mon goût, mais Mr. Wolfe m’a répondu qu’il fallait bien qu’il commence un jour – il se mit à rire. Après tout, je crois bien qu’il a raison.

— Demain, Adam, nous allons entrer à Copenhague. Une fois sur place, je dois rencontrer un représentant officiel de notre pays, quelqu’un d’assez bon calibre.

Il se tourna pour observer les feux minuscules qui brillaient sur le rivage. La nouvelle était sûrement passée : un vaisseau de guerre anglais. De quoi cette escadre nouvellement arrivée se composait-elle ? Que signifiait ? Pourquoi était-il ici ?

— Moi aussi, j’ai quelques questions dont j’aimerais bien connaître la réponse, ne serait-ce que pour ma propre satisfaction.

Pascœ n’osa pas interrompre Bolitho dans ses pensées, même s’il les exprimait à voix haute. Il songeait à l’aspirant Penels et à son ami, ce Babbage. Hasard du sort ou inattention de quelque officier marinier, Babbage se trouvait également à bord.

Bolitho lui demanda brusquement :

— Comment vous entendez-vous avec mon aide de camp, l’honorable Oliver Browne ?

Pascœ se mit à sourire de toutes ses dents, qui firent comme une tache blanche dans la nuit.

— Avec un e, amiral. Bien. C’est un être assez étrange, assez différent de la plupart des officiers de marine. Et même de tous les officiers, si je me fie à ma propre expérience. Il est toujours très calme, on dirait que rien ne l’atteint. Je crois que si les Français étaient en train de se ruer à bord, il terminerait tranquillement son repas avant de venir se battre !

Le commandant Neale arriva sur le pont, Pascœ s’excusa et les laissa seuls.

— Tout semble très calme, commandant.

— C’est aussi mon avis, répondit Neale en essayant de percer l’obscurité à travers les filets qui pendaient mollement. Mais je reste vigilant. Le commandant Herrick me cracherait à la figure ou pis encore si j’étais responsable de l’échouement de son amiral.

Bolitho lui souhaita une bonne nuit avant de gagner ses appartements provisoires. Jusqu’ici, il n’avait jamais vraiment compris à quel point la dévotion de Herrick à son égard était devenue de notoriété publique.

 

— A carguer la misaine, monsieur Pickthorn.

Le capitaine de vaisseau Neale se tenait debout, les bras croisés, très calme, alors que la frégate glissait lentement sous focs, misaine et huniers.

Le Styx s’avançait lentement vers la dernière branche du chenal, on en oubliait même l’air froid et les gouttelettes glacées qui tombaient des voiles de gros temps comme des gouttes de pluie.

Il y avait de chaque bord de quoi effrayer même le marin le plus endurci : les deux forteresses qui gardaient le Sound, Helsingborg côté suédois et Kronborg sur la côte danoise.

Bolitho s’empara d’une lunette qu’il pointa sur la forteresse danoise. Il eût fallu une armée et des mois de siège pour tenter de s’en emparer.

Il était presque midi. Au fur et à mesure que la frégate s’enfonçait dans les détroits entre les deux rives dotées de batteries, ils avaient pu sentir l’excitation que suscitait l’arrivée du Styx. S’il n’y avait pas de signe de bienvenue, on ne voyait pas non plus quelque manifestation d’hostilité que ce fût.

Il jeta un coup d’œil sur les ponts supérieurs. Neale avait bien fait les choses, le bâtiment paraissait aussi proche que possible de la perfection. Les fusiliers, très dignes dans leurs uniformes impeccables, étaient rassemblés par escouade tout à l’arrière. Il n’y en avait pas dans les hauts, les pierriers n’y avaient pas été hissés non plus. Des marins vaquaient à leurs occupations, d’autres se tenaient prêts à renvoyer de la toile ou à la reprendre, avant de jeter l’ancre.

Neale jeta un regard interrogatif à Bolitho :

— Puis-je commencer à saluer, amiral ?

— Je vous en prie.

— Retirez les tapes, ordonna brièvement Neale, et ouvrez les sabords.

Il se disait sans doute que, lorsqu’il aurait terminé de tirer tous les coups de salut à l’intention de la forteresse, ses pièces seraient non chargées et impuissantes. Mais d’un autre côté, s’il y mettait plus d’hommes que le strict nécessaire, cela pourrait apparaître comme une menace.

— Mettez en batterie, je vous prie.

Grinçantes, grondantes, les pièces du Styx pointèrent leurs gueules noires en plein jour.

— Paré à marquer le pavillon !

Bolitho se mordit la lèvre. Rien ne venait de la terre, rien du tout. Il se tourna vers les grands emplacements d’artillerie. Le vent avait considérablement faibli et, si les Danois ouvraient le feu, le Styx aurait la plus grande peine à virer de bord et à se retirer. Dans ce cas, il suffirait de quelques minutes pour le mettre à genoux.

— Commencez le tir de salut, monsieur Pickthorn.

— Pièce 1, feu !

Le fracas du départ roula en échos sur l’eau, imité par celui de pièces situées sous la forteresse. Puis le pavillon danois, frappé comme un morceau de métal brillant en haut d’un grand mât, s’abaissa lentement pour saluer à son tour.

Allday s’essuya la bouche du dos de la main :

— Pfft ! On n’est pas passés loin !

Bolitho voyait leur maître canonnier qui allait de pièce en pièce en battant la mesure de la main, insensible à tout sauf à la précision de l’exercice.

On voyait maintenant du monde sur la rive, certains couraient en faisant de grands gestes, d’autres les observaient à la lunette en ouvrant des bouches d’où ne sortait aucun son.

Le coup du dernier canon partit enfin et sa fumée dériva lentement devant la figure de proue de la frégate.

Le capitaine de vaisseau Neale salua Bolitho :

— Je pense que l’on veut bien de nous, amiral.

Browne, qui s’était bouché les oreilles pendant toute la bordée, dit amèrement :

— De là à dire que nous sommes les bienvenus…

— Le canot de rade approche, commandant !

— Rentrez la misaine, monsieur Pickthorn. Parés à accueillir nos visiteurs !

Les gabiers se glissèrent le long des vergues pour se battre contre la grosse toile qu’il fallait ferler. Ils y montraient beaucoup de savoir-faire et la manœuvre était suivie avec intérêt par la foule des spectateurs.

Ce canot de rade était intéressant. Beaucoup plus long qu’une embarcation de drome, il était propulsé par les plus longs avirons que Bolitho eût jamais vus, si ce n’est à bord de chebecs. Il y avait deux hommes par aviron et, derrière l’étrave menaçante, une seule pièce, mais de belle taille. A l’aviron, cette canonnière miniature était sans nul doute capable d’en remontrer même à des bâtiments plus gros qu’une frégate en leur tirant de gros boulets dans le château arrière, le tout en restant parfaitement en sûreté. Même une frégate se trouverait certainement en situation délicate si le vent venait à lui manquer.

Bolitho examinait soigneusement les silhouettes qui se tenaient dans la chambre très décorée. Deux officiers de marine danois et deux civils, dont l’un au moins ressemblait fort à un Anglais. Leur habillement semblait plus adapté à une promenade dans Hyde Park qu’à une traversée en mer au mois d’octobre.

— La garde à la coupée ! Fusiliers, rompez !

 

Mr. Charles Inskip, ce représentant éminent du gouvernement que Bolitho avait mission d’assister par tous les moyens à sa disposition, se tenait assis, très raide, dans l’un des sièges du commandant Neale. Il était occupé à lire les dépêches prises à bord du français. Il tenait les documents à bout de bras et Bolitho en conclut que sa vue laissait à désirer. Son compagnon, Mr. Alfred Green, homme de moindre importance semblait-il, lisait lui aussi de son côté en poussant une exclamation à chaque nouvelle page.

Bolitho entendait les officiers danois, restés de l’autre côté de la cloison, qui discutaient en riant. Il devina que Neale et quelques-uns de ses officiers s’occupaient d’eux dans les règles. Lorsque des marins se rencontrent dans leur cadre de vie habituel, ils trouvent aisément matière à causer.

Browne jeta un regard entendu à Bolitho lorsque Inskip attaqua le document au sceau brisé.

Bolitho remarqua quant à lui que, lorsqu’un matelot au-dessus d’eux courait sur le pont ou qu’une poulie ou un palan tombait sur le plancher, Inskip ne cillait même pas. C’était visiblement un homme qui avait bourlingué sur tout ce qui flottait.

A vue, on lui donnait la cinquantaine. Convenablement mis, mais sans plus, il portait une veste et un pantalon du même vert. Il était presque totalement chauve, ce qui lui restait de cheveux – une espèce de natte sans forme – pendait par-dessus le col comme une queue de vache.

Il leva brusquement les yeux.

— Que voilà de bien mauvaises nouvelles, amiral ! – il avait la voix acérée, un peu comme celle de Beauchamp. Je remercie le ciel que vous ayez pu intercepter cette lettre.

Il esquissa un sourire qui le rajeunit soudain :

— Où en serions-nous sans elle ?

— Si l’Echo était arrivé avant vous, amiral, intervint son compagnon, vous auriez eu droit à une assez chaude réception.

Inskip fronça le sourcil de se voir ainsi interrompu.

— J’ai réussi à faire avancer nos affaires avec le gouvernement danois. Ces gens-là ne souhaitent pas entrer dans l’alliance que leur propose le tsar, mais ils sont soumis à d’intenses pressions. Vous arrivez à point. Je remercie le ciel que vous ayez décidé de venir à bord d’une simple frégate et non avec un trois-ponts ou quelque bâtiment de ce genre. Nous sommes assis sur un baril de poudre, encore que ces Danois, comme tous les Danois, fassent semblant de ne pas s’en rendre compte. J’aimerais bien revenir par ici si l’époque devient plus propice.

— Voulez-vous que je descende à terre, monsieur ? demanda Bolitho.

— Oui, je vous ferai prévenir. Le canot de rade va vous conduire au mouillage qui vous a été désigné – bref regard vers la porte, puis : Il y a une frégate française à Copenhague, prévenez vos gens d’éviter tout contact avec elle.

Bolitho jeta un coup d’œil à Browne : encore une complication supplémentaire, et ce n’était que le début.

Inskip frappa la lettre du plat de la main.

— A présent que j’ai lu ceci, je crois que je comprends mieux la raison de sa présence ici. Le gouvernement de Sa Majesté m’a fait venir afin d’éviter que les Danois s’impliquent dans la guerre. Les Français sont peut-être ici animés d’une intention exactement contraire. Votre petite escadre ne pourrait pas faire grand-chose si le pire arrivait avant que nous ayons eu le temps de rassembler une flotte. Et même dans ce cas, on dit que la Suède et la Russie possèdent à elles deux soixante vaisseaux de ligne, tandis que les Danois en ont une trentaine.

Bolitho sentait grandir sa sympathie pour cet homme insignifiant à première vue. Il était au courant de tout, jusqu’à la taille de sa petite escadre. D’avoir fourni à Inskip des renseignements qu’il n’avait pas ne lui donnait pas de sentiment de supériorité, mais de modestie.

Inskip se leva, vit le plateau qu’apportait Ozzard et refusa d’un geste.

— Non, pas maintenant, je vous remercie. Il nous faut garder la tête froide – et il ajouta en souriant : Je vous suggère d’ordonner à votre capitaine de rallier le mouillage. Votre arrivée a suscité beaucoup de curiosité et quelques spéculations. Si vous descendez à terre, cela ne fera que déclencher de nouveaux commérages, n’est-ce pas ?

Il ramassa son chapeau et conclut :

— Je suis désolé que vous ayez manqué une rencontre avec un compatriote, grand voyageur comme vous.

Bolitho laissa Allday lui attacher son ceinturon et y fixer son sabre d’honneur, particulièrement de circonstance. Allday ne pouvait dissimuler sa réprobation.

— Ah oui, et qui était-ce ?

— Rupert Seton. Je crois savoir qu’il est le frère de votre défunte épouse ?

Bolitho se raidit soudain et jeta un coup d’œil à Allday. Il revoyait encore Seton, jeune aspirant durant cette tentative malheureuse qu’ils avaient faite pour reprendre Toulon aux royalistes français. Un garçon frêle, affligé d’un bégaiement. Et ayant une sœur si belle qu’elle ne restait jamais longtemps absente des pensées de Bolitho.

— Il m’a raconté cette tragédie, naturellement – Inskip ne se rendait absolument pas compte du séisme qu’il venait de déclencher. C’est un jeune homme plein de qualités, intelligent. Il occupe un emploi tout à fait honorable à la Compagnie des Indes orientales. C’est là-bas que je devrais être si j’avais un peu de jugement. On gagne plus de coups de pied au derrière que de guinées à être au service de Mr. Pitt.

— Vous dites que c’est ici que vous l’avez rencontré ? demanda Bolitho, très calme.

— Oui, il embarquait pour l’Angleterre. Je lui ai dit de se dépêcher, faute de quoi il risquait de rester coincé. Mais la guerre pouvait éclater d’un moment à l’autre, je ne souhaitais guère voir un membre de la Compagnie se faire interner !

— Accompagnez ces messieurs chez le capitaine de vaisseau Neale, reprit Bolitho. Mes compliments au commandant, dites-lui que nous en avons terminé avec nos affaires et que nous pouvons passer à la suite – il regardait les deux représentants officiels, toujours impassible. Je suis sûr que vous souhaitez descendre à terre avant moi ?

— Nous nous reverrons, répondit Inskip en lui serrant chaleureusement la main – et, baissant d’un ton : Je suis désolé d’avoir remué des souvenirs pénibles. Je ne voulais évoquer que les meilleurs.

La porte se referma derrière Browne et les deux autres. Allday s’exclama :

— Oh, qu’il aille au diable ! Après tout ce temps, il n’a pas le droit, ce n’est pas honnête ! – il finit par se calmer et conclut : Dois-je envoyer chercher Mr. Pascœ, amiral ?

— Non, fit Bolitho en s’asseyant et en se débarrassant de son sabre. Mais je vous serais reconnaissant de bien vouloir rester avec moi – il leva les yeux, son regard se faisait implorant : Cela s’arrêtera-t-il donc un jour ? Je me suis conduit comme un imbécile, mes amis ont eu honte de moi, j’espérais retrouver la paix, un jour !

Allday se pencha par-dessus la table, arracha presque le verre que tenait Ozzard.

— Tenez, amiral, buvez ceci et que cette guerre aille au diable et tous ceux qui l’attisent !

Bolitho avala le cognac d’un coup et manqua de se brûler le gosier.

Il la revoyait, encadrée dans l’embrasure, la main posée sur le bras de son frère, exactement comme la fiancée de Herrick que l’on conduisait à l’autel.

Il se mit à parler, comme à lui-même :

— Peut-être vaut-il mieux que nous ne nous soyons pas rencontrés. Peut-être me reproche-t-il la mort de Cheney. Je l’ai laissée seule alors qu’elle avait besoin de moi. J’étais en mer, les marins ne devraient pas se marier, Allday, c’est trop cruel pour ceux qu’ils laissent derrière eux.

Allday fit signe à Ozzard de se retirer, et le garçon s’éclipsa comme par enchantement.

— Ce que vous dites est vrai pour certains, amiral, pas pour d’autres, qui sont spéciaux.

Bolitho se leva, remit son sabre en place.

— Et elle était spéciale – il leva les yeux, fit un bref signe de tête à Allday : Merci. Me voilà paré.

Allday le regarda redresser les épaules puis se baisser instinctivement sous les barrots pour gagner la dunette.

Mauvaise crise, songea Allday, la pire qu’il eût connue depuis longtemps. Ces souvenirs étaient toujours présents, tapis dans l’ombre comme un animal malfaisant, prêt à surgir et à tout détruire sur son passage.

Il suivit Bolitho à l’air libre, le regarda avec la même fascination serrer les mains des deux officiers danois et les raccompagner à la coupée. Un sourire à Neale, une poignée de main au pilote danois qui devait assister le leur pour la dernière partie du voyage.

Pascœ passa près de lui avec quelques marins qui allaient préparer la mise à l’eau des embarcations dès que cela serait nécessaire. Allday surprit le bref échange de regards entre eux. Ils étaient comme des frères, n’avaient nul besoin de parler pour se comprendre.

Pourtant, cette fois-ci, Allday se serait bien passé du privilège que lui valait le fait de connaître et de partager cette intimité. Il connaissait trop bien son Bolitho, ce calme apparent ne le trompait pas. Et ce n’était pas un secret facile à garder.

Se retrouver à terre dans une ville aussi belle que Copenhague causait à Bolitho une étrange impression. Il aurait aimé découvrir les places dominées par de grandes flèches vertes et des bâtiments impressionnants qui avaient l’air d’être là depuis toujours. Et puis ces allées qui vous invitaient à la promenade et semblaient lui faire signe à travers la vitre de la voiture qu’Inskip avait envoyée au port pour le prendre.

Inskip, de même que les autorités danoises, voulait absolument savoir à toute heure du jour où se trouvait un amiral britannique en visite. Bolitho se demanda comment réagirait le cocher s’il lui suggérait de prendre un autre chemin.

Alors qu’il se préparait à quitter le navire pour faire sa première visite aux bureaux d’Inskip, il avait noté que Neale et ses officiers examinaient soigneusement le port en général et la frégate française en particulier. Elle était mouillée aussi loin d’eux qu’il était possible, mesure de prudence évidente. Le mouillage était plein à craquer de bâtiments de guerre danois. Leurs tailles et leur nombre avaient beau l’impressionner, l’attention de tous les spectateurs, qu’ils fussent sur le rivage ou à bord des embarcations, se concentrait pourtant sur les deux frégates, séparées l’une de l’autre par une bonne largeur d’eau et un canot de rade. Elles représentaient la guerre et son cortège. La guerre qui, si la Russie le voulait, pouvait entrainer le Danemark dans son tourbillon.

La frégate française s’appelait l’Ajax, puissante unité de trente-huit canons. Ses marins vaquaient à leurs tâches quotidiennes tout comme leurs homologues britanniques, apparemment insensibles à la présence de leurs ennemis ou à leurs intentions.

Les roues de la voiture faisaient un vacarme d’enfer dans les nids-de-poule. Bolitho aperçut plusieurs personnes qui s’arrêtaient sur son passage en dépit du froid. La race était belle. Peut-être était-ce la raison qui leur évitait de faire la guerre et de se trouver perpétuellement en conflit.

Browne, qui observait le paysage avec une attention nonchalante, annonça :

— Nous sommes arrivés, amiral.

La voiture s’engagea sous un porche assez bas et pénétra dans une cour intérieure carrée. Sur les quatre côtés, les bâtisses avaient l’air d’édifices officiels. Bolitho aperçut deux valets de pied qui dévalaient les marches pour venir l’accueillir.

Il faisait plus froid, le pilote de Neale leur avait prédit de la neige. Du brouillard et maintenant de la neige, on eût cru entendre Grubb.

Inskip l’attendait près d’une bonne flambée. Il portait perruque, mais, contre toute attente, cela le vieillissait.

— Je vous remercie de votre célérité. Je me suis livré à une petite enquête complémentaire sur le compte du français. On dit qu’il relâche ici pour réparer les avaries causées par la tempête. Le Danemark n’a aucune envie de provoquer la France en refusant cette autorisation à l’Ajax. A mon avis, il attendait cette lettre ou quelque autre instruction relative à Malte. Votre arrivée inopinée a dû semer la panique dans la basse-cour !

Ses yeux pétillaient de plaisir.

— Lorsque l’Ajax aura appareillé, répondit Bolitho, le commandant Neale n’aura qu’une envie, le provoquer au combat.

Inskip hocha négativement et très fermement la tête :

— L’Ajax est arrivé le premier, sans intentions belliqueuses. Il aura droit à un jour de grâce avant qu’on vous permette d’appareiller à votre tour.

Browne toussota discrètement :

— C’est une règle non écrite, amiral.

— Je vois, fit Bolitho en contemplant le feu. Donc, je ne peux rien faire de plus qu’attendre en battant la semelle pendant que le français choisit la musique ? Un nouveau courrier peut très bien arriver demain matin ou n’importe quand. Ne pourriez-vous pas envoyer un autre courrier, encore plus rapide, prévenir mon escadre ? Avec une autre frégate au large, je pourrais contrecarrer les plans du capitaine français.

— Vous êtes décidément un homme d’action, lui répondit Inskip en souriant. Mais je crains fort que les Danois n’apprécient guère le… comment dire ?… le mauvais usage que vous feriez ainsi de leur hospitalité. Ils pourraient même confisquer votre bâtiment pour faire bonne mesure.

Bolitho se souvenait de la remarque de Browne, à bord du Benbow. « Je vous vois comme un marin et un guerrier, pas comme un diplomate. » Par son incapacité à rester tranquille en attendant que quelque facteur imprévu vînt changer la donne, il avait largement fait la preuve que Browne avait raison.

— Qu’ils essaient donc !

— Réfléchissez bien, ils le peuvent et ils le feront. Selon mes informateurs, ils ont prévu de bloquer le port, de relever les bouées et d’enlever toutes les marques. Les Danois, vous avez pu le constater, ont rassemblé une flotte considérable. Croyez-moi, ils peuvent vous damer le pion – il frappa du poing dans sa paume : Si seulement les Français n’avaient pas abandonné Malte, ou plus précisément, si notre propre marine avait été, pour une fois, moins efficace !

— Je pense, fit posément Browne, qu’ils auraient trouvé d’autres moyens. Calmer le jeu permet de gagner du temps, guère plus.

— Votre aide de camp est un homme perspicace, répondit Inskip en haussant le sourcil. Quelle pitié de le voir porter l’uniforme du roi, je crois que je pourrais lui trouver un poste à Whitehall !

— Que suggérez-vous, monsieur ? demanda Bolitho en soupirant.

— Je vous suggère d’attendre, répliqua Inskip. Je vois le ministre du Danemark demain, j’essaierai de percer ses intentions. Votre présence sera peut-être utile, je vous prie donc de rester à terre ce soir. Cela nous fera gagner du temps et ce sera moins suspect. Si le capitaine français décide d’appareiller, il se trouvera probablement face à votre escadre après avoir passé la pointe du Skaw. S’il fait cap à l’ouest dans la Baltique, cela voudra dire qu’il veut établir le contact avec les Suédois, ou même avec la flotte russe, si les glaces ne sont pas trop dangereuses.

Un valet emperruqué passa silencieusement une porte décorée.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais il y a là deux… comment dire ?… deux personnes. Elles sont en bas et elles demandent à être conduites devant le contre-amiral.

— Et qui est-ce ? demanda Inskip d’une voix onctueuse.

— Deux marins, j’imagine, monsieur, répondit le valet de sa même voix précieuse. Le premier dit qu’il est maître d’hôtel, l’autre est sans doute quelque domestique.

Bolitho se mit à sourire. Allday et Ozzard.

— Je suis heureux que vous n’ayez pas tenté de chasser mon maître d’hôtel. Le résultat aurait pu être pire qu’une rencontre avec des Français.

Inskip ordonna à son valet de faire patienter Allday et son compagnon près du feu dans une autre pièce.

— Bon, eh bien, voilà au moins qui ramène le sourire sur votre visage, Bolitho. On se sent mieux ainsi, n’est-ce pas ?

Bolitho se tourna vers Browne :

— Rentrez à bord et allez expliquer au commandant Neale ce qui se passe. Dites-lui de noter toute embarcation qui s’approcherait de l’Ajax et de surveiller tout préparatif anormal.

Neale n’avait probablement pas besoin qu’on lui en dise davantage.

Lorsque Bolitho fut seul avec Inskip, il lui demanda :

— Supposons que le tsar apprenne le sort de Malte avant que vous ayez pu obtenir une déclaration positive de neutralité de la part des Danois, que se passera-t-il ?

— Le tsar pourrait alors, répondit Inskip, préoccupé, relancer son idée de neutralité armée des puissances du Nord. Il a déjà menacé de saisir les bâtiments britanniques qui se trouvent dans ses ports. Ce serait un acte de guerre et le Danemark se retrouverait en première ligne.

— Merci de m’avoir expliqué les choses sans ambages, fit Bolitho. Ce sont là des faits, et je suis capable de les comprendre. Je ne doute pas que Bonaparte ait envoyé plusieurs messagers au tsar. Mais le fait que nous ayons été assez heureux pour en capturer un seul est encore secret.

— Vous avez peut-être raison, répondit Inskip. Mais, grâce au ciel, c’est votre affaire et non la mienne.

Browne revint du bord trois heures plus tard. L’Ajax était toujours à l’ancre, rien dans sa conduite ne permettait d’avoir le moindre soupçon. On avait vu son commandant descendre à terre, sans doute pour aller faire visite au major du port avant l’appareillage. Il pouvait tout aussi bien être allé à la pêche aux informations à propos de Bolitho.

Cette nuit-là, tandis que Bolitho essayait de s’habituer à l’espace et à l’immobilité de son grand lit, il eut tout le temps de repenser à ce que lui avait dit Inskip. Pour ce qui concernait la flotte russe, tout ou presque dépendait du temps. En écoutant le vent qui rugissait par-dessus les toits, il caressa même un instant l’idée de quitter la maison sans rien dire à personne. Il pourrait entrer dans l’une de ces tavernes animées qu’il avait aperçues et s’y noyer dans la foule pendant une précieuse heure.

Il avait dû finir par s’endormir car la première chose dont il fut ensuite conscient fut que Inskip, droit comme un lutin avec son grand bonnet de nuit, le secouait par le bras. Il aperçut des lanternes, quelques chandelles dont la flamme vacillait dans ce qui lui parut être un corridor.

— Qu’y a-t-il ?

Il aperçut Allday, l’air réjoui et aux aguets comme s’il s’attendait à une attaque par surprise, Ozzard qui tramait son coffre sur le plancher comme un naufrageur s’enfuit avec son butin.

— On vient de me mettre au courant, annonça brièvement Inskip, le français a levé l’ancre, encore qu’on se demande bien comment il va s’en tirer. Il neige à gros flocons !

Bolitho bondit sur ses pieds, attrapa une chemise tandis qu’Inskip ajoutait seulement :

— Une goélette vient d’apporter des nouvelles plus graves. Les Russes se sont emparés de plusieurs bâtiments marchands britanniques. Maintenant, quoi que décident les Danois, ils sont contraints d’entrer en guerre.

Browne se fraya un chemin au milieu des valets et des domestiques. Plus étonnant, il était déjà tout habillé.

— Faites chercher une voiture ! cria Bolitho.

— J’ai appris les nouvelles, amiral, répondit calmement Browne, la voiture est là. Elle nous attend en bas.

Inskip se tenait entre Bolitho et un Ozzard devenu frénétique.

— Vous connaissez la règle : vous devez attendre une journée avant d’appareiller.

— Où sont ces bâtiments anglais ? répondit Bolitho en le regardant, l’air grave.

— Sous l’île de Gotland, à ce qu’on m’a rapporté, fit Inskip, pris au dépourvu.

Bolitho s’assit sur son lit et enfila ses chaussures.

— Je vais les chercher, monsieur, sans mon escadre. Et pour ce qui est des règles, eh bien, j’ai eu souvent l’occasion de constater qu’il en était pour elles comme il en est des ordres – il lui prit brutalement le bras : Il faut les adapter aux nécessités de l’heure.

Tandis qu’ils s’entassaient dans la voiture qui démarra sans bruit dans un épais tapis de neige, Browne déclara :

— Je vous fiche mon billet, amiral, que le français est également au courant de ce qui est arrivé à nos bâtiments. Et il part les démolir sans que personne lève le petit doigt pour l’en empêcher.

Bolitho s’enfonça dans le siège pour essayer de remettre de l’ordre dans ses pensées.

— Personne, monsieur Browne. Personne, à l’exception du Styx.

 

Cap sur la Baltique
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